Utopiste, debout !

Inscrits en lettres jaunes sur des cartons rouges, c’est l’un des premiers slogans brandis place de la République le 31 mars où « Nuit debout » a vu le jour. Changer le monde sans prendre le pouvoir semble être la devise de ce mouvement qui ne cesse d’essaimer dans d’autres villes de France, constituant nuit après nuit des sortes de laboratoires populaires au sein desquels se réfléchissent d’autres façons possibles de faire société, de rendre aux individus une dignité foulée aux pieds par la marchandisation du monde. Ce mouvement n’est ni tout à fait spontané ni tout à fait nouveau, il s’inscrit dans la mouvance du courant altermondialiste avec lequel il partage une vision commune, la même utopie – dans le sens d’un projet destiné à se réaliser : le besoin d’une réorganisation de la société et de l’économie qui respecte les besoins et les aspirations des êtres humains.

Mais ce qui est nouveau, et en cela porteur d’espoir, c’est le nombre de personnes qui participent à « Nuit debout », que ce soit sur les places des villes ou sur les réseaux sociaux. Tous ces soumis/endormis qui quittent leurs bureaux et se réapproprient le langage, la parole, pour crier à la face des dominants leur insubordination. Cette réappropriation du langage – ou sortie de la soumission silencieuse – est un vrai pouvoir en ce qu’il met en mot, donc conscientise, des injustices longtemps subies de manière inconsciente. Il est intéressant que le déclencheur de la révolte de ces indignés de la nuit ait été le projet sur la loi travail, car c’est justement dans ce domaine qu’une autre vision semble émerger avec clarté, qui conjugue flexibilité du travail avec l’instauration d’un revenu universel de base, mais aussi sortir de la logique concurrentielle entre salariés et reconnaître d’autres formes de travail comme l’éducation des enfants ou le travail domestique.

Aux yeux du philosophe et du psychologue, « Nuit debout » et le mouvement altermondialiste dans son ensemble ne sont pas tant la manifestation d’une crise sociale que celle d’une profonde crise d’individuation. Comme le dit Cynthia Fleury dans « les irremplaçables », l’œuvre des Lumières n’est pas terminée, car le pouvoir tel qu’il s’exerce actuellement n’est qu’une continuité de la religion (il obéit à la même finalité qui est le contrôle de l’individu). Or le déploiement de l’individu autonome n’est possible que dans un Etat de droit, qui a besoin d’être défendu autant que le « souci de soi ». C’est pourquoi « Nuit debout », ou tout autre mouvement qui prendra le relais – la révolution de l’individuation à grande échelle est inexorable – devra accepter d’articuler avec son mode opératoire horizontal (pas de chef, pas de porte-parole), la verticalité des institutions seules à même de transformer ses aspirations en lois.

Publié le : 04/05/2016

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